(quand on ne lit pas la bible)
By heart ? Par cœur, je connais Parker… ? Mais ça ne fonctionne pas en anglais…
(de quoi ça parle en vrai)
Dans By Heart, Tiago Rodrigues nous raconte une histoire : celle de sa grand-mère qui, devenue aveugle, lui demande de choisir un livre qu’elle pourrait apprendre par coeur. Le metteur en scène portugais se pose la question de la signification de cet apprentissage « par cœur ». La mémoire du texte est montrée comme un acte de résistance. La mémoire, c’est ce qui nous appartient, ce qui est irréductible, que rien ni personne ne pourra nous enlever. Comment se tenir, avec le public, au plus près de cette question, de son urgence, de sa charge ? En conviant chaque soir dix spectateurs à apprendre par cœur un sonnet de Shakespeare, il ne se contente pas de brouiller les frontières entre le théâtre, la fiction et la réalité : il invite des hommes et des femmes à éprouver, partager, le temps de la représentation, une expérience singulière : celle de retenir un texte et de le dire. Un acte de résistance artistique et politique, de lutte contre le temps, l’oubli, le vieillissement, l’oppression, l’absence et la disparition. Un geste aussi intime que politique. (http://lestanneurs.be/saison/spectacle/by-heart)
(ceci n’est pas une critique, mais…)
Il s’agit ici d’une non-critique que j’aurais pu écrire à l’avance car c’est la troisième fois que je vois ce bijou écrit, mis en scène et interprété par Tiago Rodrigues. Une fois à Paris, une fois à Marseille et cette fois-ci à Bruxelles. C’est pas de ma faute : c’est le weekend de Pâques, je veux m’échapper de Paris, une très bonne amie y vit, par réflexe je consulte les programmes des théâtres bruxellois et me voilà. Et j’aimerais bien avoir une carte de fidélité ou de parrainage, parce qu’à chaque fois je viens avec d’autres personnes. « Spread your love » comme le chante Black Rebel Motorcycle Club.
Parce que ce n’est jamais pareil, By Heart. Le mécanisme est toujours le même, certes : Tiago Rodrigues invite dix spectateurs à s’asseoir à côté de lui sur scène pour apprendre le fameux sonnet 30 de William Shakespeare et le spectacle se terminera quand le peloton 30 connaitra et dira le poème. Je précise, je n’ai jamais tenté l’expérience. Si j’avais dû la tenter, je l’aurais fait lors de ma première fois, en janvier 2016 au théâtre de la Bastille. Après c’était trop tard, parce que je connaissais le dispositif, parce que l’Occupation Bastille première du nom à laquelle j’avais participé était passée par là… Se posent aussi les questions : Pourquoi aller sur scène ? C’est quoi la motivation ?
Tiago Rodrigues, et je n’invente rien, parvient dans son oeuvre maîtresse qu’est « By Heart » à allier savoir, légèreté, émotion, émotion, amour de la littérature. On découvre (ou pas) Ossip Mandelstam, George Steiner, on reparle de Ray Bradbury, François Truffaut, Boris Pasternak, c’est toujours passionnant. Il y a la résistance, la mémoire, mais il y a aussi la transmission, l’amour pour une grand-mère dans lequel on ne peut que se retrouver. Et même après la troisième vision de ce spectacle (sans parler de la lecture du livre paru chez les Solitaires Intempestifs), on est encore attendri, ému, amusé, même si… attention micro-critique… il peut y avoir certains effets un peu trop appuyés (mimiques, clin d’œil au public…).
Mais je voulais parler du collectif. La force de ce spectacle est que le public ne fait qu’un. Dix personnes apprennent sur scène le sonnet 30, mais c’est en fait tout une assistance qui le fait, qui répète en chuchotant, qui souffle à un des participants le mot qui lui manque. Ce qui est intéressant quand on voit ce genre de spectacles plusieurs fois dans différentes villes, c’est d’observer le public. J’enfonce une porte ouverte, mais le public de Bastille n’est définitivement pas le même que celui de Joliette et encore moins que celui des Tanneurs. Et heureusement pour moi. Dans mon souvenir, le public parisien était plus sage, dans l’écoute. Il me paraissait surtout habitué à ce genre de propositions, savait comment réagir. Tandis qu’à Bruxelles ou à Marseille, le public me paraissait plus hétéroclite, en tout cas, le jour où je m’y suis rendu. La disponibilité et la bonhommie de Tiago Rodrigues peuvent laisser penser au spectateur que nous sommes dans un dialogue, que nous pouvons intervenir quand bon nous semble, même si l’artiste lisboète le rappelle : « Vous êtes comme chez vous, ou presque : vous êtes comme chez moi. » Et certaines personnes hier soir ont eu du mal à se souvenir de ces paroles. Pas que celles-ci d’ailleurs.
Parce que ce n’est jamais pareil, By Heart. (je sais, je l’ai déjà dit, j’ai des problèmes de mémoire). Quand on a dix personnes, l’acteur doit composer avec ces dix personnes. A Marseille, beaucoup de jeunes (enfants et adolescents) étaient monté sur scène. Ce fut laborieux car les vers shakespeariens ne sont pas piqués des hannetons mais la magie avait opéré à la restitution finale du sonnet. (Et Tiago Rodrigues, d’après ses dires, aime quand ça rame, quand ça bafouille pendant l’apprentissage, je répète, PENDANT L’APPRENTISSAGE). Ce qui était génial à Bruxelles, c’était de voir ces dix personnes tellement différentes, jeunes, moins jeunes, hommes, femmes, d’origines diverses et variées et qui ont eu, pour certains, toutes les difficultés du monde à apprendre les tournures parfois alambiquées de ce sonnet 30. Mais, encore une fois, j’étais optimiste, je savais que la magie opèrerait à la fin, parce que tout est mis en œuvre pour que le « spectacteur » soit à l’aise et surtout pas mis en danger. Le texte est répété, une hostie laïque sur laquelle est imprimée le texte « antisèche » est même donnée. On peut la manger, l’ingérer pour que les paroles de Shakespeare ne fassent plus qu’un avec le récitant ou seulement grignoter les coins de l’hostie carrée comme un petit beurre.
Mais je voulais parler du collectif. (je sais, je l’ai dit, j’ai des problèmes de mémoire) Je voulais aussi parler de la conscience. Où suis-je ? Que fais-je ? Attention, je commence à m’énerver. Et je vais m’adresser à un.e participant.e ou plusieurs d’hier soir…
Je ne critiquerai jamais quelqu’un qui a eu le courage d’aller sur scène. Je ne l’ai pas fait, je n’ai rien à dire. Mais pourquoi viens-tu sur scène ? (faire le beau, y avait de la lumière, alors je suis venu ?) Écoutes-tu un peu de quoi on parle ? De la gravité, de la solennité des derniers instants : Dix proches de la grand-mère Candida se réunissent autour d’elles pour que cette dernière leur apprenne un sonnet avant que sa mémoire ne défaille. C’est Candida qui dit ce poème pour que jamais il ne disparaisse. Dans le spectacle, c’est le groupe qui personnifie Candida. On parle de la force d’un groupe, on parle de personnes qui se réunissent pour une personne, on parle du souvenir d’un membre de la famille très cher qui vit ses derniers instants. Encore une fois, tu n’arrives pas à dire les mots, pas de problème (je me suis pris un trou de mémoire de 45 secondes dans la dernière scène d’une adaptation du Procès de Kafka quand je participais à un atelier amateur, je sais trop ce que c’est). Mais si tu sais que tu ne vas pas y arriver, tu as ton petit papier pour t’aider. Y a juste à lire, prendre le temps… Parce que là, c’est la grand-mère Candida. Le peloton 30 dit le sonnet en français puis Tiago Rodrigues le répète mais dans sa langue natale. Et certains récitants se trompent tout de même, ne font pas l’effort, rigolent, commentent, brisent le contrat moral passé entre l’artiste et eux. Tiago Rodrigues dit à son tour le sonnet 30, en portugais. A côté de lui, un des récitants déchire doucement, mais on n’entend que lui, l’hostie. Tiago Rodrigues s’arrête, quelque peu décontenancé, tente de reprendre le fil du poème, un spectateur au premier rang applaudit comme pour lui donner du courage, l’auteur l’arrête d’un geste, termine bon an mal an… « Têm cura as perdas e as tristezas fim » FIN
À quoi pensent les gens ? Et je ne fais aucun procès d’intention de personnes qui n’auraient pas l’habitude d’aller au théâtre, qui ne connaitraient pas les auteurs cités. On s’en fiche. L’intelligence de cette pièce est justement qu’elle s’adresse à tout le monde, elle doit toucher quiconque qui a un tant soit peu de sensibilité. Peut-être à Paris, peut-être à Marseille, les spectateurs n’avaient pas non plus certains codes, pourtant de ce que j’ai pu constater, tous prenaient la mesure de ce qu’ils étaient en train de faire, respectaient ce moment délicat et fragile. Mais pas ce soir-là.
Chaque représentation est unique. Définitivement. Pour le meilleur et parfois pour le pire.
Vu le vendredi 30 mars 2018 aux Tanneurs, Bruxelles
Prix de la place : 12€
BY HEART
Ecrit et interprété par Tiago Rodrigues
Extraits et citations de William Shakespeare, Ray Bradbury, George Steiner et Joseph Brodsky
Accessoires et costumes : Magda Bizarro – Traduction en français : Thomas Resendes
En tournée dans le monde entier les 16 et 17 avril 18 à Brest, à New York aux Nations Unies en mai 2018, au théâtre français de Toronto en mai 2019…
Textes (sauf mention contraire) : Axel Ito